Conte gothique

Les branches nues de novembre perçaient le brouillard comme des bras tendus et suppliants. Quelques-unes grattaient à la fenêtre du fiacre jusqu’à grincer dans le cœur de Johann Engelman.
— C’est encore loin ? cria-t-il au cocher dans un énième frisson.
— Non m’sieur, une heure à peine !
Johann se renfrogna. Peu importait les racontars de petites gens qu’on lui avait servis à l’auberge, son séjour au manoir ne pourrait pas être pire que le voyage qui l’y menait. Même par temps brumeux, les histoires de fantômes ne pouvaient rien contre l’inconfort des routes mal entretenues et du froid humide qui vous mordait les os. Une bonne tasse de thé et un peu de tabac étaient tout ce qu’il désirait.
L’heure s’étirait sur sa montre à gousset. Au loin, il entendait croasser des corbeaux que jamais il ne voyait. Un épouvantail perdu dans un champ lui fit une étrange impression. Et puis, il le vit… Trônant sur une colline, surplombant les arbres endormis, un manoir de pierre se donnait des airs de château avec ses tours et ses clôtures de ronces. La montre affichait 19h15. Enfin.
Arrivé au manoir, un majordome aussi filiforme que Johann vint le soulager de ses bagages.
— Je suis navré de vous informer que le Baron est indisposé et ne pourra vous recevoir ce soir.
— Comment ?
“C’est insensé”, pensa Johann. Quel genre d’individu refusait de voir un médecin sous prétexte qu’il était indisposé ?
— Le manoir et moi-même sommes à votre disposition, continua le majordome. Vous plairait-il de dîner ou de vous reposer ?
— Dîner, chaud, fit Johann. Et préparez le foyer, j’y prendrais mon dessert avec un schnaps et un thé.
— Bien monsieur.
Il fallait le reconnaître, Johann n’avait pas plus à cœur de s’occuper de son client que celui-ci l’avait à l’accueillir. Un repos bien mérité et chacun s’y retrouverait mieux demain.
Contrairement à ce que la façade extérieure laissait présager, l’intérieur du manoir laissa Johann sans voix. Le lustre du hall narguait les fenêtres souillons de ses délicats scintillements. Les tapis écarlate s’harmonisaient aux tentures et à nul endroit où il posait son regard, il n’y avait une poussière ou un cadre de travers. Les toiles accrochées aux gouttières par de vaillantes araignées étaient remplacées dans les couloirs par celles de consciencieux peintres. “Ulrich von Brukenthal” lut Johann sous le dernier portrait : un homme barbu et rondouillard qui ne partageait aucune ressemblance avec son prédécesseur. Le tableau était à l’image de celle que les petites gens lui avaient peinte de ce personnage. Un homme puissant, dont le calme ne servait qu’à voiler la sauvagerie. Johann pouvait le confirmer à ses yeux noirs et ses mains épaisses.
— Voilà donc mon hôte, déclara-t-il au majordome.
— En quelque sorte, monsieur.
— Vous avez de l’esprit, dit Johann en esquissant un sourire. J’apprécie.
L’appétit rassasié et les os réchauffés, Johann goûtait enfin la satisfaction d’un confort longuement attendu. Le moelleux du fauteuil, le crépitement du feu et la saveur du tabac à pipe, tout était presque parfait. Il lui vint à l’idée de demander au majordome de se joindre à lui, mais avant qu’il ne pût l’appeler un homme se glissa comme une ombre dans le fauteuil voisin. Son peignoir bordeaux finement brodé laissait paraître une chemise de nuit jaunie et une clé d’orfèvre rouillée pendait à son cou. Malgré son teint gris et son apparence délabrée, Johann l’avait reconnu.
— Baron von Brukenthal ? demanda-t-il.
L’homme hocha subrepticement la tête. Il avait le regard aussi éteint que le feu était ardent.
— J’ai fait monter mes bagages à ma chambre, mais je peux les faire quérir. Dites-moi, quels sont vos symptômes ?
Il tira longuement sur sa pipe attendant une réponse.
— Déjà, nous pouvons noter fatigue. Puis-je prendre votre pouls ?
— Croyez-vous que l’enfer est éternel ?
— Euh… oui. Il m’est d’avis que… enfin oui.
Le baron se massa douloureusement la tempe, puis se leva.
— Nous devons faire des économies, dit-il. Pas de bougies passé 22h.
Il quitta la pièce sans un au revoir. Johann resta un moment à contempler le feu, sa pipe éteinte entre les dents.
La tête enfouie dans ses oreillers de plumes d’oie, Johann scrutait le croissant de lune qui voilait sa chambre d’une lumière virginale. Il s’était administré sa propre médecine pour l’aider à passer cette nuit : trois gouttes d’arsenicum album dans un grand verre d’eau. Cependant, il ne se faisait aucune illusion, il savait qu’il ne trouverait pas le sommeil. Il regrettait de ne pas avoir sur lui d’amulette protectrice ou autre grigri qui aurait pu le protéger contre le fantôme du manoir. Les yeux rivés sur la lune, ses oreilles étaient à l’affût du moindre craquement. Pourtant, nul phénomène inquiétant ne s’était manifesté. Il n’y avait que lui et cette douce lumière que filtraient les carreaux crasseux de sa fenêtre. Ses yeux tiraient tant de fatigue qu’il finit par se résoudre à les fermer un instant.
“Dong ! Dong !”
Un cri strident retentit. Celui de Johann. La main crispée sur le cœur et les cheveux hérissés, il lui fallut un moment pour reconnaître l’appel de l’horloge annonçant minuit. D’une main tremblante et maladroite, il alluma sa bougie pour mieux fouiller sa valise. Vite, vite, où avait-il rangé sa bouteille d’aconitum napellus ? Il ne pouvait pas croire que dans tout ce bazar homéopathique, il n’avait pas pensé à emporter son précieux aconitum napellus ! Un frisson lui parcourut la nuque. Bien que sa fenêtre fût fermée, il aurait juré avoir senti un courant d’air froid. Il tendit la flamme vacillante vers le vaste espace que constituait sa chambre. La porte était également fermée.
— Mon cœur… mon cœur… entendit-il distinctement.
Affolés, ses yeux hagards traquaient la provenance de cette douce voix. Un souffle glacial caressa son visage et assassina sa bougie. Dans la lueur de la lune, une chevelure d’ombre ondoyait et un visage d’opale émergea. Les mains tendues vers Johann elle répéta :
— Mon cœur… mon cœur… où est mon cœur ?
Les muscles de Johann se crispèrent douloureusement. L’idée de s’enfuir ou de crier à l’aide ne lui vînt pas à l’esprit. Rien d’autre ne lui venait à l’esprit que cet urgent désir de disparaître. Sa tête se secouait frénétiquement sans qu’il eût l’impression de lui en avoir intimé l’ordre :
— Je ne sais pas. Je ne sais pas, répéta-t-il. Par pitié…
La main de la femme se posa comme un baiser glacé sur sa joue qui se figea à son tour.
— Pitié, par pitié, fit la voix. Trouvez mon cœur.
Le souffle de Johann lui revint en même temps que la lumière chaude de sa chandelle. L’apparition avait disparu.
Au petit matin, Johann fut réveillé par le baron lui-même.
— Allez paresseux ! Le soleil brille, il faut se lever !
Recroquevillé sous sa couette, Johann émergea du peu de sommeil qu’il avait réussi à négocier à sa terreur. Dès qu’il posa les yeux sur sa chambre, l’horreur de la nuit lui revint en mémoire.
— Je dois partir ! s’exclama-t-il. Je vous en prie, faites venir le cocher.
— Balivernes ! Vous n’allez pas nous quitter le ventre vide. Venez, Andreas va nous préparer un petit déjeuner.
— Je dois partir, répéta Johann.
— J’insiste…
Le ton du baron ne laissait place à aucune objection. Aussi, Johann se retrouva attablé devant une copieuse assiette d’œufs, de saucisses et de fromage. L’estomac noué, il tentait vainement de faire honneur à son plat tandis que le baron l’entretenait sur des récits de chasse. Il n’avait plus rien de l’épave qui, la veille, s’était échouée près du feu. Il riait de bon cœur et bien que son teint n’avait rien perdu de son gris, son regard, lui, semblait bien en vie. Johann acquiesçait poliment à ses exploits et esquissait ici et là un sourire courtois.
— Vous m’avez l’air bien pâle mon ami, fini par dire le baron. On dirait que vous avez vu un fantôme…
Son lourd regard venait de s’ancrer dans l’âme de Johann qui balbutia :
— Ça ne me regarde pas. Je ne désire aucunement me mêler de…
— Vous avez allumé votre chandelle, déclara le baron en un souffle. Andreas ! Schnaps !
Johann s’essuya grossièrement la bouche de sa serviette. Il regrettait l’appât du gain qui l’avait attiré dans ce bourbier.
— Écoutez-moi, dit le baron. Écoutez-moi bien. Cette chose que vous avez vue n’a pas de cœur et n’en a jamais eu. Pour le salut de votre âme, je vous prie de ne jamais plus allumer votre chandelle la nuit.
Le cœur de Johann se serra. N’était-il donc pas libre de partir ? Andreas servit les schnaps. Johann vida le sien d’un coup sec.
— Pour votre traitement, monsieur, fit Johann. J’ai tout ce qu’il faut à ma disposition pour vous fournir le nécessaire et vous offrir mon congé.
— Bah ! Sottises. Je vous aime bien. Restez ! Buvez mon schnaps, videz mes cuisines. Si c’est de l’argent que vous voulez, je vous en donnerai. Tant que vous suivrez mes conseils, vous ne courrez aucun danger. Vous avez ma parole.
Cette nuit-là, l’esprit ne revint pas déranger l’insomnie de Johann. Il était venu soigner le baron et au final c’est lui qui vidait ses remèdes pour calmer ses angoisses. Il avait tout de même prescrit deux gouttes d’Hypericum Perforatum et trois gouttes de Natrum Muriaticum, trois fois par jour pour soigner la rate du baron de sa surproduction de bile noire. L’idée lui était venue de l’empoisonner afin de se sauver au plus vite de cet endroit. Puis la culpabilité l’avait accablé. Le baron était souffrant. Il était normal qu’il insiste pour avoir un médecin à sa disposition. “Tu n’es qu’un trouillard Engelmann”, s’était-il dit en boucle pour se punir de sa lâcheté. Plus que l’insistance du baron, Johann savait que c’était avant tout la revenante qui le plongeait dans le plus grand trouble. Ses pensées revenaient sans cesse à cette voix d’éther… “Mon cœur… mon cœur…” . Plus la voix suppliait, plus sa peur s’éclipsait.
Johann se réveilla aux alentours de midi. Une grande première pour cet homme qui avait l’habitude de se lever à l’aurore. Il trouva le baron alité, deux plateaux-repas intacts à ses côtés.
— A-t-il pris son remède ? demanda-t-il à Andreas.
— Non monsieur.
Johann pria en vain le baron de se nourrir et de prendre son remède. Le pauvre bougre semblait être plongé dans un état quasi-catatonique. Le médecin tenta de mettre son patient sur le dos afin de verser l’eau à sa bouche. Ses lèvres restèrent serrées et l’eau se contenta de couler dans sa barbe. Johann était sur le point d’abandonner quand le baron murmura :
— Je devrais être mort…
— Ne dites pas de telles choses, monsieur. Demain, vous irez mieux. Nous irons même chasser si vous le souhaitez. Le soleil vous fera le plus grand bien.
Le baron laissa échapper un rire affligé. Le visage enfoui dans ses pattes, il déclara :
— Abruti ! Ces murs sont ma tombe. Partez ! Allez au diable si ça vous chante, mais laissez-moi.
Johann posa ce qui restait du verre d’eau et laissa l’indélicat personnage à ses tourments. Le majordome dépoussiérait le hall en sifflotant une valse.
— Andreas, mon bon ami ! l’appela Johann. Si je vous demandais de m’appeler le cocher, auriez-vous l’amabilité de le faire ?
— Bien entendu, monsieur. Le désirez-vous ?
— Non… non, pas maintenant, répondit Johann à son étonnement.
Les deux hommes restèrent un moment à se regarder, tous deux prisonniers de leur silence courtois.
— Bien monsieur, acquiesça Andreas avant de retourner à sa poussière.
— Ce manoir me semble bien vide. Où sont les autres ?
— Partis, monsieur. Peu de gens resteraient dans un manoir hanté, monsieur.
— Ah… vous l’avez donc vu, vous aussi ?
Les coups rythmés de plumeau ne laissaient rien entrevoir des pensées d’Andreas. Aussi, Johann rajouta :
— Pourquoi restez-vous ?
— Je me plais davantage parmi les morts que des vivants, monsieur.
Ce n’était pas la réponse qu’il souhaitait entendre. Plutôt que de faire appeler le cocher, Johann passa l’après-midi à chercher les réponses qu’il désirait dans les nombreuses salles du manoir. Il trouva des chambres richement décorées et des bureaux, des salles de toilettage et les cuisines, un atelier de peinture avec une oeuvre en cours et une bibliothèque poussiéreuse… Nulle part, il ne trouva l’indice d’un manoir hanté. Aucun portrait de femme, aucune brosse à cheveux ou boîte à bijoux. C’était comme si cette femme n’avait jamais existé. Les explications et les théories les plus sordides se bousculaient dans l’esprit de Johann quand lui vint l’idée qu’il n’avait pas fouillé la cave. Prenant son courage à deux mains, il s’aventura dans le petit escalier de pierre qui menait au sous-sol. L’air frais caressa sa nuque tandis qu’il ouvrait les portes menant à des espaces de rangement divers. A chaque ouverture, son cœur vascillait entre le soulagement de n’y rien trouver d’accablant et l’amertume d’une curiosité insatisfaite. Il ne restait qu’une pièce à visiter : celle au bout du couloir. Johann resta longuement devant cette porte… Elle était la seule du manoir à être verrouillée.
Minuit venait de sonner. Johann prit trois gouttes d’aconitum napellus directement sous la langue et alluma sa bougie. Le froid envahit aussitôt la pièce emportant avec lui la lueur de feu.
— Mon cœur… mon cœur… Où est mon cœur ? demanda la voix.
— Où êtes-vous ? demanda Johann de sa voix tremblante. Je ne vous vois pas.
Deux mains diaphanes sortirent du mur, suivi d’une tête gracieuse et d’un corps gracile.
— Mon cœur… mon cœur… Avez-vous mon cœur ?
— Non… non. Je ne sais pas où il est. Mais dites-moi votre nom et.. et comment êtes-vous morte ?
L’apparition flotta jusqu’à Johann. Cette fois, il eut assez de contenance pour discerner les traits délicats qui formaient son visage. Un nez fin, des pommettes saillantes et des yeux noirs qui portaient en eux toute la douleur de la nuit. S’il avait tremblé de peur devant cette apparition, il tremblait maintenant de honte.
— Pitié… par pitié… Trouvez mon cœur.
Les lèvres de la femme se posèrent comme une caresse glacée sur sa bouche. Johann répéta :
— Que vous est-il arrivé, madame ?
Mais la flamme était revenue et la délicate créature avait disparu.
Le baron n’était pas en grande forme, cependant il avait réussi à traîner sa carcasse jusqu’à la salle à dîner. Johann l’attendait de pied ferme.
— Vous n’êtes pas parti, mon ami ? souffla le baron en le voyant.
Il ouvrit ses bras et le serra de toutes ses forces.
— Mon ami… mon ami… répéta-t-il. Buvez, mangez ! Tout ce qui est à moi est à vous.
Johann décontenancé le remercia poliment.
— Andreas ! Schnaps ! Schnaps pour mon ami ! Aujourd’hui sera un bon jour. N’est-ce pas mon ami ?
— Oui, monsieur, répondit Johann. Je crois connaître la source de votre mal.
— Bien sûr, bien sûr…
Le baron saisit le verre d’eau contenant son remède et en but une grande rasade.
— Vous voyez. Vous êtes un grand médecin et mon ami. N’est-ce pas merveilleux ?
— Très merveilleux monsieur. J’ai cru remarquer une porte verrouillée au sous-sol…
— Ah ça ! Nous avons perdu la clé.
— Il fallait appeler le serrurier alors…
Le baron grommela en enfourna le tiers de son assiette dans sa bouche.
— Baron von Brukenthal… fit Johann. J’espère que vous saurez pardonner mon indiscrétion… cependant, cette clé que vous portez à votre cou. N’ouvre-t-elle pas cette porte secrète ?
Le poing du baron brutalisa la table et les assiettes en tressaillirent. Son regard fulminait et Johann regretta sa couardise oubliée.
— Venez ! ordonna le baron.
Johann, n’ayant d’autre choix, suivit le baron jusqu’à la porte. Son cœur battait à tout rompre et il crut son heure venue lorsque le baron lui tendit la clé.
— Ouvrez !
— C’était… c’était une erreur. Je n’aurais pas dû…
— Ouvrez ! répéta le baron.
Johann prit la clé qu’on lui tendait et l’inséra dans la serrure. Sous le regard écrasant du baron, il avala sa salive et tourna la clé. Celle-ci tourna et tourna sans s’accrocher au mécanisme. Johann comprit qu’elle était trop menue pour la serrure. Le baron la récupéra et dit :
— Je suis beaucoup de choses, mais pas un menteur.
Il disparut dans sa chambre sans toucher au reste de son déjeuner.
Johann trouva le majordome affairé à peindre dans l’atelier
— Pardonnez mon intrusion…
Andreas déposa pinceau et peinture et se redressa disposé à servir monsieur.
— Oh non… je vous en prie continuez, pria Johann.
— Il serait malséant monsieur.
Johann cherchait les bons mots pour aborder le sujet de la pièce verrouillée.
— C’est joli, fit-il en désignant le tableau. C’est un autoportrait ?
— Non monsieur.
Bien que le portrait n’avait pas encore de visage, Johann reconnut un grand talent dans le choix des couleurs et des coups de pinceau. Seulement, Andreas était meilleur artiste qu’interlocuteur. Les deux hommes se retrouvèrent à nouveau plongés dans ce silence que Johann maudissait. Aussi, n’eut-il de choix que d’aborder franchement le sujet qui le taraudait.
— Je n’irais pas par quatre chemins… Je me demandais… si vous saviez, par hasard, où se trouve la clé de la pièce du fond au sous-sol.
— Elle est enterrée, monsieur.
— Enterrée… Mais où ? et pourquoi ?
— Il n’est pas ma place de répondre à ces questions, monsieur.
— Mais vous savez ce que contient cette salle ?! Andreas, je dois savoir. Il faut me le dire !
Johann lâcha prise sur le majordome. Il l’avait saisi avec une telle force et à l’insu de sa propre conscience. “Quelle sorte d’animal es-tu Engelmann, pour te jeter de la sorte sur les gens ?” Honteux, Johann balbutia des excuses et quitta l’atelier sans un au revoir.
Appuyé à la fenêtre de sa chambre, Johann attendait minuit en fumant sa pipe. Les volutes de fumée dans la lumière de la lune ressemblaient à la délicate créature qui hantait ses pensées. Minuit sonna. La chandelle s’éteignit.
— Mon cœur… mon cœur… où est mon cœur ?
Johann étouffa sa pipe. Les volutes de fumée se dissipèrent. Derrière elles, tout au fond de la pièce, flottait le spectre dans ses cheveux sombres et sa robe légère.
— Je crois qu’il se trouve à la cave, mais je n’ai point la clé.
— La clé… la clé… répéta le fantôme comme un lointain écho avant de disparaître.
— Il me faut la clé pour atteindre votre cœur, madame. Madame ? Madame ?
Seul le silence lui répondait. Pourtant, le froid ne l’avait point quitté et la flamme ne s’était point rallumée. Il remarqua son ombre sur le sol. Derrière lui, au-delà de la fenêtre souillée, se tenait la défunte dans la lumière d’une lune pleine. Elle était semblable à un ange perdu dans la nuit et Johann regretta amèrement sa mort. Jamais de son vivant, il ne la connaîtrait. Seul ce frêle écho hanterait son désir à jamais.
Johann se saisit de son manteau et sortit du manoir. L’air glacé brûlait sa gorge. Il chercha la douce apparition, mais ne la trouva point.
— Madame ? appela-t-il. Madame, il me faut la clé !
Il entendit fredonner une valse. Il suivit ses oreilles jusqu’à apercevoir une volute blanche disparaître derrière un arbre. Il accéléra le pas. La mélodie se faisait plus claire. L’apparition aussi. Elle virevoltait là-bas, près du grand chêne. Johann accourut et lorsqu’il crût la rejoindre, il vit son visage accablé de désolation.
— Mon cœur… mon cœur… répétait-elle inlassablement tandis que sous la terre elle sombrait.
Les ongles de Johann se ruèrent sur la terre comme un chien enragé. Il ne se préoccupait ni des cailloux qui le blessaient ni de la saleté qui le couvrait. Cependant, la terre était dure, assez dure pour le ramener à la raison. Se rendant compte de l’absurdité de la tâche, il alla quérir une pelle près du jardin et creusa tel un homme civilisé. “Crac !” Au bout d’une vingtaine de minutes, la pelle avait heurté quelque chose. La chose était contenue dans un sac de toile qu’il extirpa du mieux qu’il put, mais un coup maladroit lui fit déchirer le tissu et perdre l’équilibre. Il se retrouva nez à nez avec un crâne. Un crâne humain. Il repoussa la chose de toutes ses forces et dut prendre un moment loin du chêne pour se ressaisir. Une fois l’émotion retombée, il revint près de la dépouille comme une souris s’approcherait d’un chat endormi. “Elle est morte… Engelmann. Cesse de faire ton pleutre !” Il redescendit dans le trou et découvrit le squelette de son linceul. Autour de son cou, un cordon tenait attachée une clé. Johann s’en saisit.
La porte au fond du petit couloir s’ouvrit. Johann pénétra dans l’obscurité de la pièce chandelier à la main. La salle était étrangement vaste et bien décorée. Les mêmes tentures rouges habillaient les murs et des torches attendaient patiemment qu’on les allume. Johann en alluma deux. La lumière suffit à creuser la pénombre qui entourait le portrait de Katharina von Brukenthal.
— C’est vous… murmura Johann.
Ses grands yeux noirs mélancoliques, ses cheveux d’ébène et sa peau opaline… elle était en tout point semblable à l’apparition qui hantait le manoir. Sa beauté était telle que Johann entendait les battements de son propre cœur. Il posa la main sur sa poitrine et fronça les sourcils. Ce n’était pas son rythme qu’il entendait. Devant lui, sous le portrait, était posé un coffre ouvragé. “Ce n’est pas possible”, pensa Johann. Le coffre était fermé à clé, mais au travers du bois, il pouvait l’entendre.
“Boum boum. Boum boum.”
Le baron ne s’était pas réveillé lorsque Johann s’était glissé dans sa chambre. Couteau suspendu au dessus de son hôte, il hésitait. Il n’était pas un meurtrier. Le couteau glissa sous la barbe du Baron. D’un coup sec, il trancha la corde qui retenait la clé. Le baron ouvrit les yeux.
— Nom de Dieu ! beugla-t-il.
— Assassin ! cria Johann en saisissant la clé.
La patte du baron broya sa menue main.
— Vous n’avez pas le droit ! Il est à moi ! Il est à moi ! criait-il en s’accrochant à sa clé comme à sa vie.
Sans réfléchir, le couteau glissa sous sa gorge. Johann fut surpris de la facilité avec laquelle il prenait sa vie. “Je me serais attendu à plus de sang”, pensait-il tandis que le baron, son patient, agonisait dans d’ignobles gargouillis. Le couteau retomba dans un tintement métallique. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il fait ?
— Je vois que madame a un nouvel ami.
Devant la porte, se tenait Andreas, le visage impassible.
— Ce n’était pas… je ne voulais pas. Il me fallait la clé ! C’était un assassin !
— Bien, monsieur.
Le majordome roula le cadavre dans ses draps et le tira jusqu’à la fenêtre. Johann était sous le choc. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il fait ? Puis, le choc du corps qui percuta le sol le ramena à la réalité. Le majordome l’aidait. De la fenêtre, il le vit traîner le drap rougi vers le jardin. “Il ne dira rien… Il ne dira rien…” se répéta Johann pour se rassurer.
Le médecin dévala les escaliers et courut jusqu’au coffre de bois. “Pourvu que je ne me trompe pas”, pensa-t-il. Sa main tremblait légèrement lorsqu’il glissa la clé dans la serrure. Il la tourna et entendit un déclic qui le soulagea immédiatement. Il ouvrit le coffre et y découvrit un cœur desséché. Un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Madame. Madame. Vous pouvez reposer en paix, j’ai votre cœur !
— Mon cœur… mon cœur…
Une bourrasque emplit la pièce. Katharina apparut, sublime, lumineuse dans cette pièce noire sans feu.
— Donnez-moi mon cœur…
Johann le lui tendit, mais chose étrange… il s’effrita et s’éparpilla dans le vent.
— Mon cœur… mon cœur… continua Katharina en s’approchant. Vous avez mon cœur…
La main de la femme s’enfonça comme un baiser glacé dans sa poitrine. D’une caresse elle extirpa son cœur. Johann percuta le sol sans souffle.
— Mon cœur… mon cœur… Te voilà, pour toujours avec moi…
Elle le déposa dans le coffre, referma le couvercle puis disparut. Le souffle de Johann lui revint en même temps que la lumière des torches. Cependant, la chaleur ne revint pas. Tout son être était transi de froid et un vide immense s’était installé en lui. Pourquoi ne mourrait-il pas ? Il devrait être mort… Puis, il écarquilla les yeux :
— Je devrais être mort… murmura-t-il. Ces murs sont ma tombe.
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Hello Mia !
J’ai passé un très bon moment en te lisant ! J’ai beaucoup aimé cette fin même si, en bonne habituée du frisson je pense que je l’ai vue venir (mais les indices que tu as semés sont pourtant suffisamment subtils, aucun souci !)
J’aime beaucoup ta phrase d’incipit, cependant (et ça n’est que mon avis) j’aurais plutôt ouvert le récit en me concentrant sur ce que ressent Johann au lieu de décrire les alentours. Cette phrase est vraiment très chouette, mais je la placerais un peu plus loin (après le 2e paragraphe, peut-être ?)
Décrire le décor aussi joliment c’est précieux, mais à mon avis, ça n’a pas sa place en tête de récit.
Ce qui est important finalement, c’est l’inconfort et la hâte que ressent Johann, que tu peux appuyer ensuite par l’ambiance. Personnellement, j’essaye de garder en tête que les décors ne doivent rester que des « exhausteurs de goût », et que le plat principal, ce sont toujours les personnages et ce qui se passe dans leur tête.
Je vais continuer à te lire avec attention, j’aime beaucoup ta plume et te souhaite tout un tas de belles choses !
Merci beaucoup pour ton retour constructif. 🙂
Pour cette histoire, j’avais envie de mettre l’accent sur le décor et l’ambiance plutôt que sur le personnage. C’était expérimental et peut-être une erreur. Tu me mets le doute. Comme j’ai beaucoup traîné dans le milieu du cinéma avant d’atterir dans l’écriture littéraire, j’aimais bien l’idée de l’incipit qui résume symboliquement l’histoire un peu comme un teaser de film d’horreur. Dans tous les cas, je garde en tête cette idée de toujours prioriser le personnage et adapterai mes écrits s’il s’agit d’un incontournable.
Oh moi aussi je viens du cinéma ! Je comprends tout à fait ce rapport au décor ! Je ne sais pas si c’est un incontournable, je ne dirais pas ça. Mais c’est vrai que globalement, je trouve que l’impact s’en trouve diminué (et c’est une généralité, comme tout le monde ne gère pas ça de la même façon, que ce soit en tant que lecteur ou auteur) lorsqu’on dépeint d’abord le décor. Pendant longtemps, pour me forcer à abandonner cette habitude, j’avais pris le pli de commencer mes nouvelles en plein dialogue. C’est un peu… rude comme procédé, mais ça avait le mérite de souligner d’emblée les sentiments/sensations émergents. Après, pour être tout à fait honnête, mon commentaire relevait plus du pinaillage qu’autre chose tant le tout est solide et porté par une plume impeccable.
En réalité, maintenant que tu le dis, je lis ton début comme un plan relativement large se serrant très rapidement sur le personnage, et je vois effectivement ton écriture cinématographique, si on peut dire (on voit clairement les plans s’enchaîner, c’est très visuel !)
Bonjour,
La lecture de votre nouvelle est très agréable. De nombreux éléments s’articulent bien ensemble. L’intrigue est très intéressante et le déroulé est fluide (c’est souvent ce que je n’arrive pas à faire).
Cependant, vous pouvez encore affiner votre texte.
A ce titre, je rejoins le premier commentaire : travailler davantage sur les sensations de votre personnage Johann. Notamment au début avec ses impressions au sujet de son voyage, de l’aventure dans laquelle il se jette, de toutes les inquiétudes que cela peut engendrer.
Préférez décrire les sensations de votre personnage et non pas ce qu’il ressens lui-même, comme le froid, la peur ou la honte.
De manière générale, évitez de dire au lecteur ce qu’il en est d’une situation ou ce qu’il doit penser : offrez-lui plus de liberté et de subtilité. Je pense à des phrases comme : « Quelque chose de terrible s’était produit dans ce manoir, Johann en avait la certitude. » ou « Un repos bien mérité et chacun s’y retrouverait mieux demain. »
De plus, jouez sur les contrastes pour accentuer les tensions : l’inconfort du voyage et le plaisir du repas chaud mais surtout la chasse au fantôme menée par un médecin, quelqu’un a priori rationnel qui place plus de crédit dans la causalité que dans la transcendance. Les oppositions apportent du croustillant à l’histoire.
C’est également dans cette optique les descriptions doivent s’insérer : ce qu’elles apportent à l’histoire, à l’intrigue, à l’ambiance. Il peut y en avoir plus. Il peut y en avoir moins. Justement comme au cinéma : les décors, les costumes, les dialogues, même les personnages sont toujours au service d’une histoire.
Trouvez simplement votre style : certains films en huis clos sont excellents, certains films avec de grands décors extérieurs sont excellents. Dans ces deux cas, le cadre sert l’histoire et lui apporte une valeur supplémentaire.
C’était la première fois que je vous lisais.
Je lirai vos autres histoires avec plaisir.
Bonjour Mia,
Je viens de lire votre conte et je l’ai adoré. Vous avez cette faculté de planter le décor qui permet au lecteur, via ses capacités d’imagerie mentale, de se plonger parfaitement dans l’espace que vous décrivez… de « voir » les lieux et les personnages, de « sentir » l’odeur du tabac et des pièces du manoir, de « capter » l’humidité et la température ambiantes… Un grand bravo ! Continuez ! Je reviendrai avec plaisir sur ce site découvrir les oeuvres d’une artiste sensible dotée d’un grand esprit 😉
Merci pour votre commentaire. Il me fait chaud au cœur.